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Quand le souvenir se terre - traumatisme et amnésie



2 x 2 jours et 1 heure

J’ai une excellente mémoire, notamment auditive. Je me souviens parfois textuellement de ce qu’on m’a dit il y a des années, voire des décennies, surtout lorsque je l’ai entendu dans des circonstances particulières. Rien de trop étonnant à ça, je suis assez émotive et on sait aujourd’hui que les émotions – à moins qu’elles ne soient trop fortes – permettent aux souvenirs d’être stockés, et à disposition, dans le cerveau. Je n’ose plus dire comment et dans quelles zones cérébrales tant, mois après mois, l’avancée des neurosciences apporte de modifications à ce qu’on croit savoir de la neurophysiologie.

Il y a cependant 2 x 2 jours et 1 heure dont je ne me souviens pas, dont, quoi que je fasse, je pense, je ne me souviendrai jamais.

Les premiers deux jours se sont passés en Crète, au début des années 80 où, contaminée par le bacille de la typhoïde, j’ai eu une fièvre si élevée que j’ai d’abord déliré, confondant jour et nuit, rêve et état d’éveil, pour finalement entrer dans un semi-coma dont je ne me rappelle absolument rien.

Les deuxièmes deux jours ont eu lieu à la fin des années 80, droguée par des antidouleurs à l’issue d’une intervention chirurgicale longue et traumatisante, dont je m’estime chanceuse de m’être réveillée et, là non plus, aucun souvenir. C’est en ne reconnaissant pas le personnel médical qui s’était occupé de moi, au troisième jour postopératoire, que je me suis rendu compte du stockage défaillant dans ma mémoire des deux jours précédents.

Quant à l’heure, j’ai volontairement évité d’y penser pendant si longtemps que ce n’est qu’assez récemment – et donc une quarantaine d’années plus tard – que, voulant me la remémorer dans le cadre de l’écriture d’un article sur le stress posttraumatique, je me suis rendu compte, avec stupéfaction, qu’il n’y a rien, que, en tout cas, impossible d’accéder à quoi que ce soit.

Si je parviens à accepter, parce que je parviens à les comprendre, à saisir ce qui a dû se passer, ces quatre jours de vie sans contenu , ça m’est difficile de faire avec cette heure-là. Comme si on me l’avait volée, en plus de m’avoir dépouillée, à ce moment-là et pour un bout de temps, de mon sentiment de sécurité, de certitude que, quelque part, on peut trouver protection et salut. Comment doivent se sentir les amnésiques ?!

Je ne sais donc pas dans quelle tenue j’ai couru loin de là. Quand je me suis habillée ni si je me suis habillée. Si j’étais pieds nus ou portais sandalettes ou sabots. Si je suis rentrée chez mes parents en vélomoteur ou à pied. Ni si ma meilleure amie de l’époque, que j’appellerai Viviane pour respecter le souhait de sa famille qu’elle reste anonyme, a couru avec moi ou a pris un autre chemin.

Je me souviens juste avoir hurlé, de toute la force de mon ventre et de ma voix, « eh bien nous pas ! », avant de sortir, je ne sais comment, de ce couloir de béton dont je ne peux, toujours aujourd’hui, sentir l’odeur sans être renvoyée à mes quatorze ans. Je sais que j’ai couru, couru, il me semble me souvenir d’une bousculade, et cette phrase dont je me rappelle c’était la réponse à celle de deux garçons, robustes et plus âgés, qui nous ont dit, à Viviane et à moi, « on a envie de faire l’amour avec vous», avant de répondre à ma réponse à moi « pas grave, on va chercher des cordes pour vous attacher ».

J’écris ceci à Sierre, attablée au Buffet de la gare, et il me semble soudain que Viviane va arriver, sur son boguet rouge pétant, avec ses longs cheveux blonds et ses tâches de rousseur, sa frimousse qui faisait craquer tous les garçons et ses yeux noisette. Mon amie. Elle n’arrivera pas parce qu’on n’est plus à la période des vélomoteurs. Mais, surtout, elle n’arrivera pas parce que Viviane est morte.

J’ai passé un an cloîtrée dans notre salon à chaque fois que mes parents sortaient, parce que c’était la pièce la plus éloignée de la porte d’entrée. La nuit, je me réveillais fréquemment et j’appelais mon père « papa, papa, viens vite, y’a quelqu’un qui essaie d’entrer !» J’étais tellement sur mes gardes que j’entendais le compteur électrique s’enclencher dans le couloir de l’immeuble.

On n’a rien dit, rien à personne. Viviane s’est confiée à sa grand-mère mais c’est tout. C’était une autre époque, celle où on parlait difficilement de sexe et celle teintée de ce que la religion catholique apporte avec elle de malsain : un certain déni des choses telles qu’elles sont, une volonté de perfection, des relents de culpabilité basée sur l’idée que, quelque part, on doit avoir créé soi-même son propre malheur. Parce que Dieu, lui, est bon. Pour ajouter encore à la frayeur, ces deux garçons nous avaient dit, alors qu’on s’enfuyait, « on vous retrouvera, n’importe où, on va vous surveiller et vous suivre partout ».

J’ai appris plusieurs choses suite à cette heure-là. Que la confiance se mérite et que lorsque l’éducation tend tellement vers la perfection, elle ne permet pas aux enfants et aux jeunes de faire part de ce qu’ils vivent à leur entourage.

J’ai appris aussi qu’on est inégaux devant le malheur. Parce que, si je suis longtemps restée inquiète, Viviane, elle, a pris des médicaments pour tenter de dissiper son angoisse, puis a été en thérapie, puis s’est alcoolisée et droguée et, un certain nombre d’années plus tard, s’est écrasée dans la cour de l’immeuble où elle vivait, après une énième vicissitude de la vie à laquelle elle n’a pas su faire face.

L’amnésie qui entoure un acte violent qu’on subit est bien réelle. Elle se dissipe souvent bien plus tard, peu à peu, et parfois jamais. A l’idée de me souvenir de cet événement-là, mon corps s’emplit encore maintenant de terreur. J’avais décidé d’aller parler un jour aux agresseurs. Impossible, j’en ai encore peur aujourd’hui.

Juste là, sur la terrasse de ce Buffet qui a si peu changé, je suis prise de cafard. La couleur noisette est restée ma couleur d’yeux préférée. Là où elle est, j’espère que Viviane a trouvé la paix.

Je n’ai pas envie de consulter les chiffres mais le nombre de personnes ayant subi une agression sexuelle ou physique est très élevé. Beaucoup d’entre nous ont été confrontés à ce qui est toujours, en même temps, une énorme violence psychologique. Et c’est d’une ignorance crasse que de douter de leur parole, de notre parole, parce qu’elle a mis des années à se libérer.

La parole libère et se confier protège, d’abord de ses propres peurs, tout en nous reliant à la vie autour de nous lorsqu’on ne parvient plus à la sentir à l’intérieur.

Pour en savoir plus à ce sujet et pour en finir avec les fausses idées autour du statut de victime, je vous conseille de lire « Mourir de dire : la honte », par l’excellent éthologue, réputé neuropsychiatre Boris Cyrulnik.

Et pour vous écouter, vous accompagner sur le chemin de la renaissance, Equilibre, mon cabinet de santé. En séances individuelles, présentations publiques, espaces de parole, d’écoute et de lien.

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